Le sort de Fidel Castro reste entouré de mystères. Une seule certitude : on se bat déjà pour le pouvoir à La Havane, entre héritiers, tous membres de son clan.
En milieu de semaine, le mystère entourait encore l’état de santé de Fidel Castro. Allait-il pouvoir reprendre ses fonctions avant l’automne, comme l’affirmait l’un des vice-présidents cubains, Carlos Lage ? Ou les autorités cherchaient-elles, à travers cette déclaration rassurante, à gagner du temps afin de mieux organiser la succession du dictateur mourant ? Les deux hypothèses circulaient ces derniers jours. Elles étaient prises au sérieux l’une et l’autre.
C’est le 26 juillet que Castro est apparu en public la dernière fois : pour le cinquante-troisième anniversaire du coup de main contre la caserne de la Montada, un événement qui, dans l’histoire officielle cubaine, marque le début de la révolution. Le dictateur, qui allait avoir 80 ans le 13 août, ne semblait pas être en très bonne forme : il était amaigri et rencontrait quelques difficultés d’élocution. Mais l’on pouvait mettre cela sur le compte de la fatigue : il revenait à peine d’un “sommet révolutionnaire” latino-américain en Argentine, où il avait paradé pendant plusieurs jours avec son disciple vénézuélien Hugo Chavez.

Le 31 juillet, coup de tonnerre : le secrétaire particulier, Carlos Balenciago, lit à la télévision une lettre où le chef de l’État et du parti annonce qu’il est contraint de se reposer après une intervention chirurgicale, et que tous ses pouvoirs sont transférés, à titre intérimaire, au premier vice-président de la République et ministre de la Défense, Raúl Castro. Depuis la mise en place du régime, le 1er janvier 1959, c’est la première fois que le Lider Maximo consent à un tel dessaisissement. Certes Raúl est l’alter ego de Fidel, son frère cadet – âgé de 75 ans – et son plus fidèle collaborateur politique.
Comme en Union soviétique, des purges systématiques.
Mais il n’avait pas exercé l’intérim lors d’un premier accident de santé survenu en 2004 : un évanouissement au beau milieu d’une cérémonie publique.
En Floride, les émigrés anticastristes – une communauté de plus d’un million de personnes – laissent libre cours à leur joie. À Cuba, le contrôle militaire et policier s’alourdit. La présidence de la République multiplie les communiqués rassurants sur le « rétablissement progressif » du malade. Mais aucune image ne filtre de l’“hôpital spécial” où il serait soigné. Détail plus étrange encore : Raúl Castro est tout aussi invisible. Aux rumeurs selon lesquels le dictateur serait déjà mort s’ajoutent celles d’une crise de régime.
La légende veut que la révolution communiste cubaine ait été l’œuvre d’un groupe de maquisards étroitement unis par le même idéal. La réalité est fort différente. Comme tous les dictateurs communistes, de Staline à Mao, Castro a éliminé tout au long de son règne ceux qui, parmi ses compagnons, pouvaient lui faire ombrage ou devenir des rivaux : Camilo Cienfuegos, le véritable chef militaire de la guerilla dans la Sierra Maestra, mort à l’automne 1959 dans un “accident d’avion” ; Huber Matos, autre chef militaire condamné à vingt ans de bagne ; Ernesto “Che” Guevara, envoyé au Congo puis en Bolivie, où il est assassiné dans des conditions troubles en 1965 ; Osvaldo Dorticos, le premier président de la République communiste, “suicidé” en 1983 ; le général Antonio Ochoa, héros de la guerre d’Angola, fusillé en 1989 à l’issue d’un procès théâtral ; José Abrantes, ministre de l’Intérieur, condamné à la prison à vie en tant que complice d’Ochoa, et mort trois ans plus tard d’une crise cardiaque en prison…
Même logique de purges systématiques au sein du parti, de l’armée, de la police et des services secrets, sous prétexte de “complots” divers : au total, six cent trente-huit conspirations et tentatives de coup d’État contre-révolutionnaires auraient ainsi été déjouées sur une période de quarante-sept ans, soit en moyenne près de quatorze par an, ou plus d’une par mois !
Au terme de ce processus, seul un petit clan s’est maintenu aux côtés du Lider Maximo : une vingtaine de personnes, souvent liés à Castro et entre eux par des liens familiaux. Selon le journaliste français Alain Ammar, auteur d’une enquête approfondie parue à la fin 2005, Cuba Nostra (Plon), Raúl Castro n’est pas forcément le plus puissant d’entre eux. Le chef des services secrets, Ramiro Valdes, serait au moins aussi bien placé. En seconde position, un triumvirat composé de l’économiste Carlos Lage Davila, de l’ancien ambassadeur à l’Onu Ricardo Alarcon Quesada et du ministre des Affaires étrangères Felipe Perez Roque. Ce dernier, marié à une nièce du dictateur, est d’ailleurs numéro deux dans l’ordre officiel de succession, après Raúl.
Castro a pris soin de distribuer des “participations” croisées aux membres du clan (prébendes, revenus prélevés sur le commerce extérieur), afin de les encourager à rester unis après sa disparition. Mais les ambitions des uns et des autres seront vraisemblablement plus fortes que l’intérêt commun. D’autant plus que le pays est confronté à des choix géopolitiques décisifs.
Pendant trente ans, de 1959 à 1989, le régime castriste a fonctionné en tant qu’avant-poste de l’empire soviétique. L’URSS accordait à Cuba sa protection militaire et une importante assistance technique. Elle en était le principal partenaire économique : premier client et premier fournisseur. En échange, La Havane “sous-traitait” des activités que Moscou ne pouvait pas assumer directement : contrôle des mouvements révolutionnaires du tiers-monde, infiltration des mouvances d’extrême gauche liées à la Chine ou au trotskisme.
Cet arrangement s’effondre avec la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev et la désintégration de l’Union soviétique. Le castrisme parvient cependant à survivre, en louvoyant tout au long des années 1990 entre deux stratégies : la ligne nord-coréenne, consistant à maintenir fermement le contrôle politique et policier du pays ; et la ligne chinoise, consistant à entrouvrir l’économie.
Depuis 2001, la ligne dure tend à l’emporter à nouveau sur la ligne réformiste. En partie, cela tient au raidissement des États-Unis : relativement indifférents à l’égard de Cuba sous l’administration Bill Clinton, ceux-ci envisagent à nouveau, sous l’administration George Bush, de « contribuer » à une « transition démocratique » dans l’île, c’est-à-dire à renverser le régime. Mais d’autres facteurs jouent également. Après la grande parenthèse libérale des années 1990, les années 2000 sont celles du grand retour de la révolution et de l’“anti-impérialisme”. Cuba sert de point de ralliement ou de base arrière aux anciens compagnons de route du KGB, à une nouvelle extrême gauche rebaptisée “altermondialiste”, aux révolutions populistes ou nationalistes du Venezuela, d’Argentine, de Bolivie. Le régime coopère également avec le djihadisme : les services secrets cubains ont participé à la formation des militants d’Al-Qaïda en Afghanistan ; des terroristes proches du mouvement ont transité par Cuba, ou bénéficié de passeports cubains. L’alliance avec le Venezuela catalyse ce nouveau rôle mondial : redevenu riche grâce à la hausse des prix pétroliers, ce pays investit à Cuba ; et Hugo Chavez se pose en disciple et fils spirituel de Castro.
On ne dispose guère de statistiques ou d’indicateurs fiables sur l’économie cubaine. Certains experts avancent un PNB de 40 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat (PPA). Mais en termes de change, il ne serait que de 20 milliards au mieux.
Le commerce extérieur cubain est celui d’un pays tropical préindustriel : Cuba exporte du sucre, du tabac, des agrumes, du café, du poisson et des crustacés, du nickel et des produits pharmaceutiques naturels ; il importe du pétrole, des produits d’équipement, des produits chimiques et ce que les sources officielles qualifient pudiquement de “nourriture”. Car l’île, qui fut la corne d’abondance alimentaire des Caraïbes, mange à peine à sa faim. Le porc, principale source de protéines, est sévèrement rationné. Les poissons et les crustacés sont réservés à l’exportation et au secteur touristique : consommer de la langouste est un crime pour les simples citoyens.
Le cauchemar des élites cubaines : un scénario haïtien.
10 % de la population – les “cadres” du régime – bénéficient d’un niveau de vie comparable à celui de l’ancienne Europe de l’Est communiste. Le niveau de vie de 90 % de la population se situe infiniment plus bas. Vêtements sommaires (un short, un tee-shirt), pas de téléphone, pas d’auto, pas d’électronique domestique à part le réfrigérateur et le téléviseur. Certes, le réseau scolaire est honorable, mais Cuba était déjà le pays le plus alphabétisé d’Amérique latine dans les années 1950, sous Battista…
Dans ce contexte, le tourisme est vital. Il assure à l’État d’importantes rentrées en devises. Et au peuple des revenus supplémentaires. Autre source de devises : les mandats des exilés. Tout au long des années 1990, le dollar a été toléré comme monnaie parallèle. Depuis la remise en ordre de 2001, il doit être à nouveau changé contre le peso national.
Le cauchemar qui hante les élites cubaines, c’est un “scénario haïtien” après la mort de Castro. C’est-à-dire, après l’effondrement de l’État, la prise du pouvoir par la majorité noire.
Les statistiques officielles mentionnent, pour onze millions d’habitants, 37 % de Blancs, 51 % de mulâtres et 11 % de Noirs. Mais la classe dirigeante est entièrement blanche, et la population pénitentiaire noire à 85 %. Jaime Suchlicki, un politologue américain d’origine cubaine, estime que cette « inégalité » pourrait provoquer une « explosion » après la mort du Lider Maximo. En attendant, une demi-douzaine d’organisations militaires ou policières rivales préservent ce semi-apartheid : du G2 et de la DGI, équivalents du KGB, aux Brigades de réaction rapide (BRR), unités blindées spéciales chargées de briser un éventuel soulèvement populaire.
Michel Gurfinkiel,
Valeurs Actuelles, Paris